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La photographie, la très humble servante de la peinture

  • Claude Gauthier
  • 20 avr. 2024
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 4 janv.

Par cette phrase lapidaire, voilà le rôle ingrat que Charles Baudelaire en 1859 attribuait à la pratique photographique. Telle une maîtresse vénérée que l’on tait, les peintres utilisaient la photographie comme « une étude d’après nature » pour bâtir un catalogue de poses, d’expressions, de paysages pour alimenter la production de leurs peintures. Cachant ainsi l’origine des illustrations de leurs toiles, cette technique leur permettait de produire en studio des œuvres reflétant un niveau de réalisme et de détails qui auraient autrement exigé une production avec modèles vivants ou en l’extérieur.


La phrase « La photographie, la très humble servante de la peinture » reflète une perspective historique, surtout en vogue aux débuts de la photographie au XIXe siècle, lorsque ce médium était souvent perçu comme subordonné à la peinture et aux arts traditionnels.


Voici ce que cela peut signifier :

  1. Un outil pour la peinture :Au XIXe siècle, la photographie était parfois considérée comme un outil pratique pour les peintres, leur servant de référence visuelle ou d'aide à la composition. Par exemple, les peintres utilisaient des photographies pour capturer des détails de paysages ou de poses humaines sans devoir les reproduire en direct.


  2. Un statut artistique inférieur :Cette phrase peut aussi traduire une vision hiérarchique des arts, où la photographie, en tant que technique mécanique, était vue comme moins noble ou créative que la peinture, qui nécessitait une maîtrise manuelle et une interprétation artistique.


  3. Humilité supposée de la photographie :L'adjectif « humble » suggère que la photographie n'était pas encore pleinement reconnue comme un art autonome, mais plutôt comme une pratique utilitaire ou documentaire.


A titre de photographes et par la nature même de leur formation, les peintres maîtrisaient l’art de la composition et de l’utilisation de la lumière. Ils pouvaient transposer spontanément leurs compétences picturales pour bâtir leur collection de photos de référence.


Selon l’auteure Dominique de Font-Réaulx, les « études d’après nature » sont la base de l’apprentissage structuré des jeunes peintres au XIX siècle en Europe. Cette approche permet d’éduquer l’œil, l’esprit et la main. La copie de peintures et dessins des maîtres anciens reproduits sous forme de gravures était une pratique courante. L’ « études d’après nature » est donc le mécanisme pour se confronter à l’observation rigoureuse de la nature.


L’auteur Font-Réaulx dans son ouvrage « Peinture & Photographie, les enjeux d’une rencontre, 1839 – 1914 » fait référence à plusieurs peintres qui ont bâti un inventaire important de photographies sur papier. Elle démontre que les composantes photographiques se retrouvent ensuite dans leurs peintures, d’une manière explicite.


Quelques examples


Comme exemple précis parmi tant d’autres, l’auteur fait référence à la Bibliothèque photographique d’Adolphe Giraudon, ouverte à Paris en 1877, avec l’objectif d’offrir un très grand nombre de reproductions photographiques sur papier aux artistes. Cette collection d’après nature offrait des instantanés de paysages, de paysans au travail et offre une ressource précieuse aux peintres pour alimenter leurs créations. Ces collections sont assemblées pour répondre aux besoins des artistes, tant au niveau de la documentation, les poses de modèles vivants que pour le matériel d’enseignement.


Dès l’apparition de la caméra, de nombreux peintres photographes ont utilisé sur une base personnelle des imprimés photographiques pour constituer des catalogues d’images documentant la réalité. Cette pratique leur permet de produire leurs œuvres à partir des photos. A peu près jamais faisaient-ils mention de leurs références photographiques comme source d’inspiration.


 Gustave Moreau

Peinture de Gustave Moreau, Les Argonautes (c 1885), avec le caractère principal tiré d’une photographie attribuée à Henri Rupp
Peinture de Gustave Moreau, Les Argonautes (c 1885), avec le caractère principal tiré d’une photographie attribuée à Henri Rupp

Les photographes produisent des répertoires de formes avec des modèles vivants dans le but d’alimenter l’inspiration des peintres. Ces photos illustrent la souplesse des lignes du corps féminin, une attention à la gestuelle et la pose des modèles, en lien un paysage contextuel.


Oscar Rejlande

Oscar Rejlander, Étude de nus féminins, c. 1865. Ce type de photographies très abondantes à l’époque a servi à alimenter la production des toiles des peintres de l’époque, sans devoir utiliser des modèles vivants.
Oscar Rejlander, Étude de nus féminins, c. 1865. Ce type de photographies très abondantes à l’époque a servi à alimenter la production des toiles des peintres de l’époque, sans devoir utiliser des modèles vivants.

Eugène Delacroix

Nus masculins assis et debout, d'après des photographies d'Eugène Durieu, au Metropolitan Museum de New York
Nus masculins assis et debout, d'après des photographies d'Eugène Durieu, au Metropolitan Museum de New York

Plus souvent qu’autrement, les peintres ont préféré construire leurs propres répertoires de paysages, de structures urbaines et de modèles vivants, tout en gardant sous silence l’utilisation de photographies pour alimenter leur production.


Un rôle ingrat pour la photographie

Pour les artistes du XIX siècle, associer la photographie au rôle secondaire d’alimenter la production de peinture est d’ignorer le potentiel artistique d’un nouveau médium en émergence.


Heureusement, plusieurs photographes ont vite compris l’opportunité de créer une nouvelle expression artistique. Forcés par le besoin de se faire accepter dans le monde de l’art visuel, les photographes ont d’abord été contraints à imiter la peinture, avec des techniques variées au niveau de la production et la post-production. Avec le temps, ils ont su se donner l’objectif de s’exprimer par la photographie avec des critères artistiques propres au nouveau médium.


Parmi les photographes marquant du XIX siècle qui ont laissé une production artistique importante, on note F. Holland Day, Clarence White, Robert Demarchy, Eugene Carrière, Alfred Stieglitz et Edward Steichen.


A cet égard, Steichen est certainement celui qui a vécu avec le plus de brio l’émergence de la photographie artistique. A l’aise aussi bien avec le maniement du pinceau que de la caméra,

Steichen a été reconnu aussi bien pour sa production de peinture impressionniste que pour ses photographies artistiques. Pendant vingt ans, il a mené les deux activités de front, indiquant qu’il était plus facile de gagner sa vie avec la vente de ses peintures. Ce n’est qu’à la fin de la première guerre mondiale qu’il décida que son avenir serait exclusivement relié à la photographie, reconnaissant qu’il ne pouvait exceller dans les deux formes d’art. L’œuvre maîtresse de Steichen de cette époque est certainement sa photographie de la sculpture de Balzac produite en 1911. Rodin a affirmé pour l’occasion que la photographie de Steichen de sa fameuse sculpture était en soi une œuvre d’art, indépendamment de l’objet photographié.


Edward Steichen, aquarelle, Jeune femme dans un champs en fleur, 1899
Edward Steichen, aquarelle, Jeune femme dans un champs en fleur, 1899

Au fait de sa notoriété, Rodin a sûrement influencé Steichen à se dévouer exclusivement à la photographie artistique. Par son soutien non équivoque, Rodin a offert une consécration claire de la valeur de la photographie artistique.


L’usage de la photographie pour alimenter la production des peintres a créé une ambiguïté quant à la valeur même de la photographie comme outil de création. L’infatuation de la capture du réel de la caméra pouvait laisser croire que la photographie était en mesure de reproduire de façon fiable la réalité, alors que l’acte de création relevait du peintre.

Photographie d’Edward Steichen de la sculpture de Balzac produite par Auguste Rodin. Image longe exposition prise au clair de lune en 1911.
Photographie d’Edward Steichen de la sculpture de Balzac produite par Auguste Rodin. Image longe exposition prise au clair de lune en 1911.

Bien sûr, avec les années, les photographes ont su occuper leur espace et faire de la photographie un acte artistique en soi, avec leurs propres critères esthétiques, indépendamment de la prétendue réalité captée par leur objectif.

 

Référence :

Dominique de Font-Réaulx, Peinture & Photographie, Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914, Flammarion, 2012

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