top of page

Dérive: la vision d'Hélène Goulet

  • Claude Gauthier
  • 23 août
  • 6 min de lecture
Hélène Goulet Dérive

L’œuvre d’Hélène Goulet intitulée "Dérive" et présentée ici se situe à la frontière de l’abstraction et du témoignage visuel. Elle capte, par une juxtaposition de gestes picturaux et d’éléments figuratifs, la sidération, la violence et l’irréversibilité qui accompagnent le déclenchement d’une guerre. Ici, l’artiste propose une vision personnelle du conflit au Liban en 2005, et son langage visuel nous conduit à travers un champ émotionnel intense, fait de contrastes, de ruptures et de tensions.


 

Une vision de la guerre: la peinture comme sépulture symbolique


Avec Dérive, Hélène Goulet confronte le spectateur à l’indicible réalité de la guerre: la mort collective, anonymisée des civils et des soldats. L’image se déploie en un diptyque visuel où abstraction et figuration s’entrecroisent, mais le cœur émotionnel de la toile réside dans la partie droite, représentant une fosse commune. Dans cette fosse, on distingue une succession de cercueils, alignés, serrés, témoins muets de vies interrompues.


Cette représentation visuelle, en apparence simple, libère une charge émotionnelle puissante. Elle communique l’horreur froide et méthodique de la guerre moderne, où la mort n’est plus individuelle, mais massive, organisée, presque administrée. Les cercueils alignés ne racontent pas des destins singuliers, mais rappellent au spectateur l’ampleur d’une tragédie collective. Goulet ne montre pas les visages, ne peint pas les corps: elle choisit de représenter les réceptacles de la mort, dans leur répétition implacable. Ce choix provoque une émotion particulière: la sidération face au nombre, mais aussi le silence glacé du deuil.


Le contraste entre abstraction et sépulture


À gauche de cette fosse commune, l’artiste déploie une gestuelle picturale puissante : éclats rouges, bleus et noirs, comme un ciel enflammé qui recouvre les tombes. Ce contraste souligne l’écart entre le visible et l’invisible, entre ce qui reste à la surface, les bombardements, les explosions, les flammes. les vies disparues.


ree

Le rouge incandescent symbolise à la fois le sang versé et le feu des bombardements. Le bleu, en contraste, suggère une froideur distante, peut-être celle de l’indifférence internationale ou de la sidération. Ensemble, ces couleurs évoquent un ciel meurtri, une atmosphère saturée de violence. Leur abstraction, presque chaotique, traduit les émotions intérieures de l’artiste: colère, incompréhension, douleur.


En contrebas, la fosse commune demeure calme, silencieuse, figée. Ce silence visuel est d’autant plus frappant qu’il répond à la violence expressive des couleurs. Le spectateur se trouve pris entre deux registres émotionnels: l’explosion et le mutisme, la rage et le deuil.


La terre éventrée


La partie inférieure de la toile montre un paysage verdoyant, un champ libanais, mais cette terre est désormais profanée. Elle devient à la fois nourricière et tombeau. Le vert lumineux, qui devrait symboliser la vie, est traversé de lignes sombres et de masses qui rappellent les engins militaires. Ce champ fertile, autrefois espace de travail et de récolte, est désormais associé à la mort collective. L’émotion transmise est celle d’une trahison: la terre qui donnait la vie devient réceptacle des cadavres, marquée à jamais par la guerre.


ree

Dérive fait ressentir le paradoxe d’un paysage qui continue à être beau, lumineux, mais dont la beauté se heurte à l’horreur souterraine. Cette dualité évoque le contraste entre la banalité apparente de la vie quotidienne et la violence indicible qui se déroule en parallèle.


La marche de l’Histoire


À droite, l’image de l’escalier monumental, inscrit dans la terre, prend une signification plus sombre encore dans ce contexte. Elle peut être lue comme une métaphore du processus collectif de la mort de guerre: marche après marche, étape après étape, les sociétés s’enfoncent dans la spirale de la violence.


Les soldats, les témoins, les travailleurs qui bordent cet escalier évoquent la foule impuissante ou complice, spectatrice d’une tragédie annoncée. Les marches rappellent aussi les processions funéraires, les cérémonies collectives où les morts sont comptés par dizaines, par centaines. Ici, l’escalier n’élève pas vers la lumière: il descend dans les profondeurs, vers les fosses communes, vers l’anéantissement.


L’émotion dominante est celle du fatalisme: une fois que la guerre est déclenchée, le processus semble irréversible, guidé par la mécanique inexorable de l’Histoire.


Une peinture comme cri silencieux


L’ensemble de la toile fonctionne comme un cri silencieux. Le spectateur n’entend pas le bruit des bombes ni les cris des victimes: il voit seulement leurs conséquences. Les cercueils, alignés, impersonnels, disent tout de l’ampleur du désastre humain. La peinture devient un espace de mémoire anticipée. Goulet peint non seulement ce qui a été vu, mais aussi ce que la guerre promet encore d’apporter, une multiplication infinie de tombes anonymes.


La colère s’exprime dans les coups de pinceau nerveux et les couleurs saturées. Le deuil s’exprime dans les formes immobiles des cercueils. L’angoisse se lit dans l’escalier, symbole d’un destin collectif inéluctable.


Ainsi, Dérive communique plusieurs couches émotionnelles simultanées :


  • La sidération devant l’ampleur des morts.

  • La douleur face à l’anonymisation des vies disparues.

  • La colère contre la violence absurde de la guerre.

  • Le fatalisme d’un processus historique qui écrase les individus.


L’art comme sépulture symbolique


En transformant la peinture en fosse commune symbolique, Hélène Goulet donne à l’art une fonction de sépulture: un lieu de mémoire, de recueillement et de dénonciation. Là où les corps sont ensevelis sans nom, la toile devient un espace de visibilité. Là où la guerre réduit les individus à des statistiques, la peinture leur rend une présence.


Cette œuvre rappelle au spectateur que l’art, face à la guerre, ne peut pas se contenter d’être esthétique: il devient témoignage, résistance, cri. Goulet ne représente pas la guerre comme une abstraction distante, mais comme une expérience intime de perte, de colère et de chagrin.

 

Une perspective plus large


Les peintures d’Hélène Goulet illustrent combien la guerre peut devenir une source d’inspiration brutale et incontournable pour un artiste. Face aux violences et aux pertes humaines, l’artiste est exposé à des émotions intenses : horreur, indignation, compassion, mais aussi un profond sentiment d’impuissance. Ces expériences bouleversent son regard et nourrissent son processus créatif. La guerre, par sa démesure tragique, impose des images marquantes qui cherchent à trouver un exutoire dans l’art.


Les quatre toiles de la série Dérive d'Hélène Goulet
Les quatre toiles de la série Dérive d'Hélène Goulet


Les éléments visuels qui affirment la dimension guerrière de ces quatre toiles se manifestent de plusieurs façons.


D’abord, la fragmentation des visages et des corps : les silhouettes humaines ne sont qu’esquissées, réduites à des formes ovales ou à des têtes incomplètes, comme effacées par la violence.


Ensuite, l’usage des couleurs évoque le champ de bataille. La palette oppose avec brutalité le rouge flamboyant du sang et des blessures, au bleu profond chargé de gravité, tandis que les jaunes et verts acides accentuent l’intensité dramatique de la scène.


Enfin, la dynamique du chaos s’impose. Les compositions, loin de toute harmonie classique, privilégient le désordre, la collision et la rupture, traduisant la confusion et la brutalité propres à l’expérience guerrière.


Créer devient alors un moyen de transformer le chaos en langage visuel. L’artiste ne se contente pas de reproduire un événement ; il traduit son vécu intérieur, sa révolte, ses questionnements. L’œuvre porte la trace d’une mémoire collective, mais aussi d’une subjectivité qui lui confère sa force expressive. Les couleurs, les formes et la composition deviennent un moyen d’exprimer ce flot d’émotions contradictoires : douleur et beauté, destruction et espoir. En intégrant la guerre à son art, l’artiste témoigne, dénonce et rend visibles des réalités que l’on cherche souvent à oublier. Ainsi, la peinture devient à la fois catharsis personnelle et appel universel à la conscience humaine.


Conclusion


L’émotion dominante qui se dégage de l"œuvre Dérive est un mélange saisissant de rage et de deuil. La fosse commune confronte le spectateur à la réalité implacable de la mort collective, tandis que les éclats colorés d’un ciel embrasé expriment la brutalité des combats. Le paysage verdoyant se transforme en tombeau silencieux, et l’escalier monumental devient le symbole de la marche inexorable de la guerre.


Par cette œuvre, Hélène Goulet réussit à transformer l’indicible en langage visuel. Elle nous fait ressentir non seulement la violence du moment présent, mais aussi le poids d’une mémoire à venir, celle des fosses qui continueront de s’aligner tant que la guerre persiste.


Notes de l'auteur


ree

J’ai retrouvé l’événement précis d’où provient la photographie utilisée pour le collage et qui a inspiré l’artiste, tirée d’une coupure de journal. Elle remonte au conflit de 2005-2006 opposant Israël au Hezbollah. Elle documente l’inhumation de victimes civiles dans une fosse commune à Tyr, grande ville portuaire du sud du Liban. On y distingue une série de cercueils numérotés, disposés avec une rigueur presque clinique dans une tranchée peu profonde, témoignant à la fois de la dignité précaire accordée aux morts et de la brutalité des circonstances. L’image de droite, reprise dans le quotidien The Guardian, fut diffusée par l’agence Associated Press.



Lecture suggérée


La ballerine de Kiev, par Stéphanie Perez, 2024, Édition Récamier

Par les mots,, ce roman raconte ce que la peintre suggère par son geste pictural et sa palette des couleurs.


ree






Hélène Goulet est une artiste peintre représentée par Éclats 521 Art Contemporain

 
 
 

Commentaires


bottom of page